L’ÉDITORIAL d’Antoine Sfeir: “La Méditerranée, passé et avenir de l’Europe”

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Diana Cabezas. Unspalsh

Publiqué dans La Lettre d’Euromed-IHEDN N 74 – février 2018*

S’il fallait apporter un quelconque plaidoyer pour les Rencontres de Cybèle, on pourrait dire que l’actualité quotidienne dans le monde entier nous donne des raisons imparables de nous pencher en profondeur sur les enjeux agitant la Méditerranée et les projets à y mener.  
Du continent asiatique jusqu’en Afrique, le chaos déferle sur les pays et les peuples, particulièrement autour de la mare nostrum et dans son voisinage. On ne sait plus qui est allié ou opposé à qui. La guerre en Syrie a généré l’existence de plusieurs groupuscules jihadistes, qu’ils soient islamistes ou salafistes. Bachar Al Assad a été sauvé par Moscou, Téhéran et le Hezbollah. Ce dernier est sérieusement affaibli par le clivage qui le divise entre « libanistes » et « iranistes ». La crise entourant la démission provisoire du chef du gouvernement Saad Hariri à partir de Riyad, en plus de faire sérieusement monter la tension au Liban, a donné l’occasion au président Emmanuel Macron et à son ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian de jouer les médiateurs et de réintroduire la France dans le jeu moyen-oriental.

Dans sa fuite en avant pour imposer le retour de l’Empire ottoman dans la région, le « calife » turc Erdogan, a obtenu a minima que les Kurdes, qui se sont pourtant battus à l’avant-garde contre l’organisation terroriste Daech en espérant y gagner une certaine indépendance, ne forment pas d’entité autonome à la frontière syrienne. Les Kurdes irakiens, eux, qui contrôlaient près du cinquième du territoire et de la production d’hydrocarbures, ont aussi perdu Kirkouk, récupérée par l’armée de Bagdad. Quant aux Russes, ils ont effectué une poussée en force au Proche-Orient, plébiscités par les chrétiens (non seulement orthodoxes, mais également catholiques), minoritaires en terre d’islam.

Sur ce, l’inénarrable Donald Trump a annoncé le transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem — décision prise par le Congrès américain il y a plus de vingt ans mais constamment repoussée par tous les présidents depuis
Ronald Reagan, même par George Bush Jr, pourtant prompt à prendre des décisions intempestives. Cette décision mettra-t-elle fin à la solution de deux États ? Si c’est le cas, cela signifierait qu’Israël — y compris la Cisjordanie et Gaza — abriterait deux sociétés, l’une dominante, l’autre dominée. Une situation qui, ajoutée au mur érigé entre l’État hébreu et les territoires occupés, se rapprocherait du système d’apartheid qui a déchiré l’Afrique du Sud.

Dans ce maelström géopolitique, l’Europe brille par son absence ; encore continue-t-elle de signer quelques chèques au compte-goutte, comme en Tunisie où le « printemps de Jasmin » est le seul à tenir encore la route, bien qu’avec difficulté. Pourtant, c’était — est-ce encore ? — l’occasion ou jamais pour les Européens, secoués par le Brexit et la vague de populisme qui déferle de la Pologne à la Hongrie en passant par l’Autriche, de jouer un rôle central dans le pourtour méditerranéen.

Il est temps pour l’Europe de comprendre que cette région n’est pas seulement le berceau de son histoire et de sa civilisation, mais bien le creuset de son avenir. Les réflexions des intervenants de ce colloque nous indiquent clairement ce qui devrait apparaître comme des évidences : d’abord, le concept méditerranéen concerne désormais non seulement les pays des rives sud et est de cette mer, mais aussi plus largement leurs voisins ; ensuite, si les marasmes de ces pays — qu’ils soient d’ordre politique, économique ou climatique — ont parfois des origines européennes, ils engendrent toujours des répercussions directes sur l’Europe ; c’est donc en assumant ses responsabilités envers le Maghreb, l’Afrique et le Moyen-Orient qu’elle s’attaquera à la source de ses propres défis : démographie, croissance, emploi, sécurité, accueil des migrants, énergie, environnement…

Il est temps pour l’Europe de prendre en compte ces interdépendances afin de pouvoir agir efficacement et durablement, au lieu de se contenter de réagir ponctuellement, maladroitement et à retardement. Dans un monde multipolaire où l’Asie pointe sa puissance, où les acteurs régionaux sont multiples, où la politique des deux supergrands est soit erratique, soit provocatrice, c’est en Méditerranée que se joue l’avenir de l’Europe. Pour cela, il faudrait avoir une vision et, surtout, s’y tenir. La France ayant toujours eu un rôle prépondérant à jouer dans la région, n’est-ce-pas au chef de l’État de la définir ?

*Par Antoine SFEIR, membre du Conseil scientifique d’Euromed-IHEDN, directeur de la Rédaction des Cahiers de l'Orient, Président du CERPO (Centre d’étude et de recherche politiques) et de l'ILERI (Institut libre d'étude des relations internationales).

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